Vingt ans après les meurtrières inondations, il ne subsiste presque aucune trace des dégâts occasionnés par le déluge d’eau et de boue qui avait envahi le quartier mythique de la capitale. Mais le traumatisme psychologique laissé chez la population par le sinistre est toujours vivace.
Bab El-Oued, vingt ans après. Les intempéries que connaît le centre du pays viennent remuer le couteau du traumatisme toujours vivace dans la plaie du souvenir douloureux des tragiques inondations du 10 novembre 2001. Les pluies n’ont cessé de s’abattre depuis la veille sur ce vieux quartier d’Alger, qui semble porter encore, partout dans ses rues, les couleurs du sinistre.
Le ciel est lourd et chargé d’émotions grisâtres. À croire qu’il ne tardera pas à s’effondrer sur le sol inondé par endroits. La mer est en furie. Endiablée. Elle semble menacer, aujourd’hui encore, de prendre des vies.
Sur la promenade surplombant la plage El-Kettani, les rêveurs de bateau en partance pour l’autre rive de la Méditerranée ont manqué au rendez-vous, ce matin. Les bancs sont vides et le Front de mer est déserté. Ils ont dû se résigner à écouter cette voix maternelle qui dit tout bas, un matin d’hiver, “reste au chaud aujourd’hui, c’est une date de mauvais présage”.
À la place des Trois-Horloges et au pied des immeubles partiellement en ruine, des hommes et des femmes hésitent entre traverser la rue pour vaquer chacun à ses occupations, ou alors remonter les escaliers délabrés de la maison.
Il y a comme une superstition dans l’air et les passants lèvent constamment les yeux vers le mont Bouzaréah pour s’assurer que les eaux de l’oued ne déferlent pas sur la ville. Dans le jardin jouxtant la mosquée “Ennasr”, une stèle solitaire porte sur son marbre des versets coraniques.
Mais nulle mention n’est faite des 1 000 morts et des dizaines de disparus. Aucun responsable local n’est venu s’y recueillir. Seuls les feuillages des arbres ont quitté leurs branchages pour venir se poser au pied du mémorial.
À la place des Trois-Horloges, raconte Hocine, un vieux de la vieille, comme on dit dans les quartiers populaires, “nous avions vu l’horreur”. “L’eau couvrait l’abribus et les rideaux des commerces”.
Le septuagénaire a perdu un ami cher, ce jour-là. “Il accompagnait sa fille, une jeune médecin, sur son lieu de travail, à l’hôpital Maillot. Plus tard, nous les avons retrouvés noyés dans la voiture”, témoigne-t-il, la gorge nouée.
“Elle avait 20 ans. On avait le même âge”
Vers la rue Triolet, un terrain de jeu nu et partiellement inondé a pris la place de l’ancien marché emporté pas les eaux rageuses de l’oued. Ce lieu sinistre ne porte aucun nom et un étranger au quartier ne comprendra jamais pourquoi les familles des victimes ont les yeux chargés de larmes, à chaque fois qu’elles passent par là.
Yasmine se rappelle aussi. Sa cousine et meilleure amie, Dalila, aurait eu 40 ans aujourd’hui. “Elle avait 20 ans. On avait le même âge. Elle était dans un bus et se rendait à l’université de Bouzaréah. C’est une des plus grosses cicatrices de ma vie.” Yasmine soupire et se tait un moment. Elle prend son téléphone pour répondre à un message. Ironie du hasard, c’est sa sœur qui l’appelle pour évoquer avec elle le souvenir de leur cousine éplorée, disparue à la fleur de l’âge.
“Dalila était un ange sur terre. Belle et toujours souriante. La peau blanche et les cheveux bien bouclés. Elle aimait beaucoup son père. Sa famille a beaucoup souffert. C’était leur unique fille. Fiancée depuis peu. Son fiancé a attendu des années avant de se marier. Il est même allé voir ma tante pour avoir sa bénédiction et lui pardonner de refaire sa vie. Une histoire d’amour qui s’est achevée prématurément et dans la tragédie”, raconte Yasmine.
Comme la famille de Dalila, Bab El-Oued porte encore l’habit de deuil et ses enfants n’ont pas oublié leurs chouhada. C’est ainsi qu’ils nomment leurs morts : les martyrs. Bab El-Oued n’a pas donné ses enfants que pour la glorieuse Bataille d’Alger ou les événements d’Octobre 1988. Bab El-Oued a donné aussi des siens en guise d’offrande à la mer… où certains se noient dans ses tréfonds et d’autres atteignent miraculeusement les rivages de la promesse d’une vie meilleure.
Mehdi MEHENNI