Par : Dr ARSLAN CHIKHAOUI
EXPERT EN GÉOPOLITIQUE
“Aujourd’hui, la sécurité nationale n’est plus pensée en termes strict de calcul militaire. La prérogative d’une puissance influente est de pouvoir gérer son environnement externe.“
Une guerre d’influence se joue présentement sur le continent africain entre puissances établies et puissances émergentes aussi bien par le truchement du Smart Power que par procuration. En effet, comme nous l’avions écrit dans les colonnes de ce même média en 2014, depuis le démentellement du bloc Est, début des années 90, les États-Unis d’Amérique se trouvaient à un moment de leur histoire où ils ont le pouvoir de choisir leur implication dans le système mondial. Le choix fut de centrer leur politique de sécurité sur un axe Nord-Sud et de créer une zone américaine de coopération, incluant l’Amérique latine, la Sibérie, l’Océanie et une partie de l’Afrique.
Aujourd’hui, la sécurité nationale n’est plus pensée en termes stricts de calcul militaire. La prérogative d’une puissance influente est de pouvoir gérer son environnement externe. Les sources de la force et de l’influence sont au nombre de quatre. Il s’agit de la puissance militaire, de l’influence diplomatico-culturelle, de l’indépendance relative en ressources naturelles et de la compétitivité dans le commerce international. En ce qui concerne les deux premières sources, les États-Unis d’Amérique continueront à montrer leur volonté d’utiliser leur force militaire, ce qui consolidera l’influence diplomatique (jeux d’équilibre relatif entre Soft et Hard Power). Par exemple, la décision de retrait des troupes militaires américaines d’Afghanistan permet, entre autres, un redéploiement en Afrique et la consolidation de l’alliance “indo-pacifique” avec l’Australie et le Royaume-Uni pour renforcer l’influence américaine en compétition avec de nouvelles forces émergentes dont la Chine. Les deux dernières sources, quant à elles, visent la reconquête par la stratégie de l’engagement circonscrit ou “circumscribed engagement.”
Partant de ces principes fondamentaux et de toutes les actions diplomatiques par voie directe ou par procuration que mènent, pas à pas, l’Administration Biden, les États-Unis d’Amérique devraient concentrer leurs activités de politique étrangère et leurs entreprises économiques et commerciales dans une “zone de coopération” définie par deux sous-ensembles, le “bloc hémisphère occidental” et l’“aire d’intérêt spécial”. Le premier correspond à l’ensemble du Continent américain et le second correspond à l’Afrique.
L’“aire d’intérêt spécial” est choisie pour ses ressources naturelles et surtout ses minerais (cobalt, chrome, platine, manganèse, etc.), et ses terres rares (strontium, yttrium, et les quinze lanthanides) pour lesquelles l’Algérie dispose 20% des réserves mondiales, selon les expertises de USGS établies en 1989. Ces ressources sont utiles à la transition énergétique et à la complémentarité sur le plan économique. C’est, notamment, cette raison qui conduit les États-Unis d’Amérique à accélérer la mise en place d’accords de libre-échange avec l’Afrique du Nord et l’Afrique sub-saharienne. Dans la vision stratégique américaine, le “bloc hémisphère occidental” pourrait présenter à l’Afrique une alternative au partenariat traditionnel de l’Europe. L’intérêt des États-Unis d’Amérique pour l’Afrique augmente au fur et à mesure que l’Europe abandonne sa “chasse gardée”. Il y a lieu de considérer que dans la nouvelle stratégie géoéconomique américaine, l’Europe et le Japon ne sont pas des alliés, mais des rivaux, et la Chine un concurrent au sens le plus large du terme.
Si l’on se réfère au rapport du World Economic Forum (WEF) de mars 2011 élaboré à l’attention des pays membre du G7, trois points essentiels ont été relevés au sujet de l’aire d’intérêt spécial :
• L'augmentation des potentialités économiques dans les nouveaux marchés émergents en Afrique sub-saharienne.
• Les pays sud-méditerranéens se tourneront de plus en plus vers le Sud pour leur développement économique.
• L’Europe repliée sur elle-même ne reconnaîtra pas cette tendance à ses débuts et, en fin de compte, rate une nouvelle période de croissance et la prospérité dans le sud de la Méditerranée.
Ce rapport avait insisté sur le fait que “durant la période 2020-2030, l'Afrique deviendra l'histoire de la croissance surprise de la décennie. Poussés par des investissements soutenus et la demande en provenance d'autres marchés émergents, plusieurs pays d'Afrique sub-saharienne entraîneront l'ensemble du continent vers une plus grande intégration économique. La communauté d’affaires de l’Afrique du Nord se joindra inévitablement à ce processus. L'Europe, quant à elle, deviendra de plus en plus repliée sur elle-même, tandis que l’économie de l’est et du sud de la Méditerranée deviendra la principale plaque tournante pour le commerce africain en pleine croissance et les investissements. Grâce à ces marchés potentiels nouveaux et dynamiques, les pays nord-africains se désintéresseront de plus en plus des initiatives de l'UE. La région Mena, à ce moment là, recouvrera sa stabilité. Avec l’augmentation de la coopération Sud-Sud, une nouvelle identité sud-méditerranéenne se développera et la région s’érigera en puissance des marchés émergents de plus en plus influents”.
Tout ceci explique parfaitement la pénétration et le pré-positionnement de nouveaux acteurs dans la région Afrique du Nord (porte d’entrée continentale), soit directement ou via un cheval de Troie (à l’exemple du Maroc et d’Israël). Une véritable stratégie du “dragon à sept têtes”.
Les priorités géostratégiques en Afrique sont d’abord de s’assurer une possibilité de projeter sa puissance et, de ce fait, disposer de bases militaires, notamment de 3e génération (base de drones au Niger par exemple). Comme les puissances établies et celles émergentes dépendent de la liberté et de l’ouverture des voies maritimes, ainsi que d’une puissante flotte de haute mer pour leur approvisionnement en matières premières et leur vitalité économique, ils seront toujours concernés par l’accès aux ports et le passage des détroits. Par conséquent, l’attention sera concentrée sur les quelques pays africains sous-couvert d’une coopération globale “win-win” et dont le poids se fait ressentir en matière de production de pétrole, de gaz, de minerais, de terres rares, de lignes de communication maritime et de prolifération d’équipements militaires. Il s’agit, dans ce cas, notamment, de l’Afrique du Sud, du Kenya, du Zaïre, du Zimbabwe, du Nigeria, de l’Éthiopie, du Soudan, du Maroc, de la Libye et de l’Algérie. La Chine, de son côté, renforcera sa diplomatie économique, scientifique et sanitaire pour contribuer au renouvellement et au développement des infrastructures dans la région et au soutien dans la lutte contre les pandémies existantes et potentielles. En partie entraînée par des investissements massifs et la demande croissante en provenance des pays Bric et du CCG, les entreprises d'Afrique du Nord et les entrepreneurs seront au centre du développement de nouveaux liens régionaux. Par conséquent, la rive sud de la Méditerranée se positionnera comme une passerelle-clé à la croissance rapide des marchés émergents en Amérique Latine, en Asie et en Afrique.
Quant au “bloc hémisphère occidental”, il constituerait un contrepoids commercial face à l’Europe et au Japon par l’encouragement du libre-échange et en augmentant l’approvisionnement des États-Unis d’Amérique en minerais stratégiques à partir de l’Amérique latine, tels que le manganèse, l’étain, le cuivre, le fer et la bauxite. Cette stratégie économique avait été adoptée par le président George Bush dans le cadre de l’“Enterprise for the Americas”, qui avait pour but de réduire la dette des pays sud-américains, de créer un fonds d’investissement et d’instaurer une zone de libre-échange. Bill Clinton a poursuivi cette démarche par la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) et le président Obama n’a fait que consolider cette voie. Les présidents Trump et Biden, chacun à sa manière, continuent dans le même axe avec “America First” et “America is back”.
En somme, à court terme, l’Europe continuera à tenter d’orienter sa politique vers une plus grande ouverture et intégration avec ses voisins du Sud,alors que les pays du sud et de l’est de la Méditerrané tenteront de faciliter et d’intensifier la coopération Sud-Sud. Les secousses sociopolitiques que subit la région Mena avec ses conflits de faible intensité a pour finalité d’avoir un contrôle direct sur les réserves naturelles énergétiques et hydriques pour assurer, durant les cinq prochaines décennies, une stabilité et une sécurité des populations des pays occidentaux dont les exigences de consommation seront en croissance exponentielle, et maintenir leurs exigences de confort. La crainte pour ces pays est que leur sécurité nationale soit menacée. L’intérêt stratégique des pays occidentaux (USA et les puissances de l’UE) est de ne pas laisser la Chine s’approprier ces ressources.
Les bouleversements que connaît la région Méditerranée, en général, et Mena, en particulier, sont le prolongement de ce que l’Europe a connu après la chute du mur de Berlin en 1989, et qui lui ont permis de s’élargir dans le cadre de sa politique de convergence économique et politique des pays satellites de l’ex-Union soviétique. La force militaire y a par moment contribué (Bosnie, Kosovo,…), comme c’est le cas pour la Libye.
La démarche de soutenir de nouvelles élites dirigeantes dans la région, qui a débuté avec la chute du président irakien Saddam Hussein, est le parachèvement du processus de globalisation et harmonisation des modes de gouvernance utiles à consolider ce nouveau système. Elles font suite à la crise multidimensionnelle structurelle et institutionnelle ayant touché toute la planète, partant de la crise des surprimes, suivied d’une crise financière, d’une crise économique, d’une crise des déficits budgétaires, d’une crise de l’emploi et, enfin, d’une crise sociale, puis sanitaire, avec un fort impact sur la gouvernance politique actuelle.