Il fut l’homme politique qui a le plus duré dans les travées du pouvoir. De tous les responsables algériens, il est celui qui cristallisait toutes les rancœurs contre le régime. Il enchaîne procès et condamnations pour corruption. Le destin d’Ahmed Ouyahia a été aussi singulier que tragique. Des cimes de l’État au fond du cachot. Portrait.
On a peine à encore l’imaginer : Ahmed Ouyahia, l’homme si suffisant, dont le cynisme est légendaire, sans pareil, cumulant presque sans interruption les procès et les condamnations. À lui seul, depuis sa disgrâce en avril 2019 et le début des procès qui ont ciblé certaines figures du système “Bouteflika”, dans la foulée de la chute du président déchu, il cumule plus d’un demi-siècle d’emprisonnement.
Il ne se passe quasiment plus une semaine sans que son nom soit cité dans une affaire liée à des faits de corruption. Dernière en date : sa condamnation lundi dernier à 7 ans de prison ferme par le tribunal de Sidi M’hamed dans l’affaire du secteur du tourisme et dans laquelle sont impliqués les deux anciens ministres des Travaux publics Amar Ghoul, Abdelghani Zaâlane, trois anciens walis de Skikda et l’homme d’affaires Mohamed Benfissah dont peu de gens connaissaient le nom il n’y a pas encore si longtemps.
Quelques semaines plus tôt, Ahmed Ouyahia était condamné à cinq ans de prison pour “octroi de privilèges injustifiés au groupe Condor et ses filiales”. Des accusations presque similaires lui valent également des condamnations dans les affaires de son “ami” Ali Haddad dont il ne cachait pas la proximité et l’amitié du temps de sa gloire, mais aussi du sulfureux homme d’affaires Mahieddine Tahkout pour l’affaire du montage automobile.
Et rien ne dit au train où vont les choses qu’il ne risque pas d’être éclaboussé par d’autres affaires si tant est qu’il est établi que la corruption, de l’avis de certains responsables actuels, était structurée du temps de l’ancien président de la République dont l’enfant de Bouadnane faisait office de moine-soldat. Mais qui pouvait bien prédire cette descente aux enfers, ce triste sort à un homme que beaucoup redoutaient et qui malgré son impopularité s’affichait dans les oripeaux d’un parfait commis de l’État, comme le lui reconnaissaient courtisans et adversaires ? Peu ou peut-être un seul : le défunt, Matoub Lounes.
“Tu es dressé pour le triomphe du mal. Tu as troqué tes origines pour des pots-de-vin. Quelle issue récompensera tes forfaits ?”, chantait le “Rebelle” peu avant son assassinat en 1998 comme pour l’interpeller d’avoir endossé la loi sur l’arabisation adoptée quelques mois plus tôt et qui serait, en partie, à l’origine des émeutes sanglantes qui ont endeuillé la Kabylie en 2001.
Mais les “forfaits” ou le “sale boulot”, Ouyahia en connaît un bout malgré une honorable carrière diplomatique qui l’avait conduit dans les travées de l’ONU, avant de parrainer un accord entre Bamako et les Touareg de l’Azawad au début des années 90 ou encore l’accord entre l’Érythrée et l’Éthiopie dans les années 2000.
Sorti de l’anonymat à la faveur d’un discours à la nation au milieu des années 90 alors que le pays, englué dans une crise constitutionnelle était confronté à une violence terroriste inouïe, Ahmed Ouyahia ne cessera pas, depuis, d’arpenter les arcanes du pouvoir en occupant de nombreux postes ministériels, mais également en devenant plusieurs fois chef de gouvernement.
C’est d’ailleurs sous cette casquette qu’il envoie, dans la deuxième moitié des années 90, des centaines de cadres en prison au motif d’opération “mains propres” et applique au pays une cure d’austérité. C’est également en qualité de Premier ministre qu’il parraine la révision constitutionnelle de 2008 souhaitée par Bouteflika et qui a fait sauter le verrou de la limitation des mandats. Cet amendement posera probablement les jalons de ce qui adviendra plus tard comme dérives et dérapages politiques.
Même si épisodiquement, il faisait face à des remous internes au sein de son parti, qui rafle la majorité des sièges en 1997 quelques mois après sa création, dont il a été secrétaire général à plusieurs reprises, Ahmed Ouyahia s’en sort souvent à bon compte. Grâce à sa loyauté sans faille à la “tribu” Bouteflika ou à sa proximité réelle ou présumée avec l’ancien patron des services de renseignements, le général-major, Mohamed Mediène qui vient d’être libéré après une année et demie d’emprisonnement ? Qu’importe : l’homme résiste à toutes les bourrasques politiques et défie tous ses contempteurs.
Serrure de l’histoire
Médiocre tribun, mais réputé pour ses “punchlines”, Ahmed Ouyahia n’hésite pas à assumer publiquement qu’il est l’homme des “sales besognes”. Aux démocrates qui attaquent le régime, qui spéculent régulièrement sur de prétendues guerres claniques qui agitent le sérail ou critiquent la gestion du gouvernement, il ne s’embarrasse pas de décréter que “pour votre malheur, le régime est uni”. On lui prête aussi certaines déclarations fracassantes qui fleurent le cynisme, voire la provocation. “Les Algériens ne sont pas obligés de manger du yaourt”, “affame ton chien, il te suit”, disait-il, mais dont les propos provoquaient une espèce d’onde de choc chez les Algériens dont beaucoup le vouaient aux gémonies.
C’est le cas d’ailleurs, lorsqu’il stigmatisa les migrants en 2017. “Les étrangers en séjour irrégulier amènent le crime, la drogue et plusieurs autres fléaux.” “Ces gens-là sont venus de manière illégale” et “Jetez ces migrants à la mer ou au-delà des déserts, le séjour en Algérie doit obéir à des règles”, disait-il. Véritable apparatchik, produit de l’administration, Ahmed Ouyahia, passé d’éradicateur au compagnonnage des islamistes, qui n’a jamais exercé la politique dans l’école de l’opposition, a poussé le cynisme jusqu’à comparer la fabuleuse irruption citoyenne de Février 2019 à l’exemple syrien. “En Syrie aussi, ça a commencé avec des fleurs”, avait-il dit à l’APN. Une incartade qui ne manquera pas très vite de galvaniser le mouvement le vendredi suivant cette sortie, puisque les Algériens, sortis dans toutes les villes du pays, répliqueront que “L’Algérie n’est pas la Syrie”.
Abhorré et controversé, y compris au sein de sa famille, si l’on se fie à certains témoignages, Ahmed Ouyahia finit par être emporté, comme celui dont il a été chef de cabinet depuis 2014, soit à la période qui a vu “les forces extraconstitutionnelles” usurper le pouvoir, selon Ali Benflis ou encore son ancien bras droit, Seddik Chihab. Deux images finissent par résumer la déchéance de l’homme qui proclamait un jour, en réponse à ceux qui lui attribuaient des ambitions présidentielles, que “c’est la rencontre d’un homme avec son destin” : les pots de yaourt lancés sur le fourgon cellulaire qui le transportait au tribunal de Sidi M’hamed à l’été 2019 et son escorte, poignets menottés et un masque au visage, affaibli, presque méconnaissable, par une escouade de gendarmes d’élite lors de l’enterrement de son frère Laïfa en juin dernier au lendemain d’un de ses procès.
Relayées et largement commentées, les images de l’homme ont choqué et indigné, d’autant que les circonstances ne s’y prêtaient pas. Mais il semblait bien que le système, de l’avis de nombreux observateurs, entendait bien l’humilier et enterrer politiquement son “enfant terrible”, celui qui l’a servi durant une quarantaine d’années. Et qui, faute d’un destin national, sort par le trou de la serrure de l’Histoire et finit dans la déchéance.
Par : Karim kebir